L’année 2024 marque le centenaire de la naissance de Behjat Sadr, artiste iranienne radicale et pionnière, qui a su conjuguer sa formation et son travail entre l’Iran et l’Italie, avant de consacrer une grande partie de sa carrière à Paris. Figure rebelle et innovante, Sadr fut parmi les premières à promouvoir l’art abstrait en Iran et à jouer un rôle majeur dans la promotion d’un modernisme cosmopolite qui s’est affirmé entre Téhéran, Rome et Paris, des villes où elle a étudié, travaillé et exposé. Elle appartient à une génération d’artistes confrontés aux complexités de l’avant-garde moderne tout en affrontant des problématiques propres à leur pays d’origine. Sa pratique, d’une grande diversité, englobait la peinture, la photographie, le photomontage et l’art cinétique. Ses œuvres figurent aujourd’hui dans les collections de musées de premier plan, tels que le Musée d’Art Contemporain de Téhéran, le Centre Georges Pompidou à Paris, le Tate Modern à Londres, la Grey Art Gallery de New York, parmi bien d’autres.
En 1957, lorsque Behjat Sadr (1924-2009) rentre d’Italie après ses études et commence à enseigner à la Faculté des Beaux-Arts de l’Université de Téhéran, elle apporte avec elle une approche nouvelle et un style unique, en rupture nette avec ceux de ses collègues artistes et professeurs. Une de ses anciennes étudiantes se souvient de son approche si particulière dans les ateliers de l’université :
Elle retirait sa toile du chevalet et la posait à même le sol, travaillant avec un couteau à palette, se déplaçant autour de l’œuvre pour en analyser les effets sous tous les angles. Rien n’était fixé, pas même le format ; elle découpait et encadrait ses compositions au gré de ses préférences. Elle accueillait chaque incident—une goutte de peinture, un mélange inattendu—et les exploitait pleinement pour magnifier le résultat final.
Behjat Sadr développa son style iconique d’abstraction organique, fruit de son interaction directe et corporelle avec la matière picturale, au cours de ses études en Italie. Peu après son arrivée à Rome, elle rejoignit l’atelier de Roberto Melli (1885-1958), qui apprécia son travail et devint l’un de ses fervents soutiens. Bien que Melli ne fût pas lui-même un peintre abstrait, Behjat se souvient avoir trouvé une grande liberté et avoir gagné en confiance dans son atelier. Elle abandonna peu à peu la peinture sur chevalet au profit de supports non conventionnels, tels que le papier, le carton, l’aluminium et le verre, qu’elle disposait à même le sol pour peindre avec des couteaux à palette et des peintures industrielles.
Peu de temps après, en 1962, Behjat Sadr exposa ses œuvres à la Biennale de Venise, à la Biennale de São Paulo au Brésil, ainsi qu’à la 3e Biennale de Téhéran, où elle reçut le Grand Prix Royal. Durant cette période de créativité intense et de production prolifique, l’approche intuitive de Sadr suscita l’admiration de nombreux artistes et critiques internationaux. Roberto Melli écrivit dans la brochure d’une de ses expositions en 1957 :
« Le spectateur qui contemple l’œuvre de Behjat pénètre dans un monde chaotique aux dimensions indescriptibles, surgissant d’une époque tourmentée avec des formes innovantes. »
Ses matériaux de peinture, épais et aux marques visibles, créaient une texture qui ne peut être pleinement appréciée qu’en présence de l’œuvre elle-même, et non à travers des images. Les traits audacieux, droits ou tourbillonnants, étaient réalisés par des mouvements vigoureux du bras. Son processus de création, spontané et autonome, embrassait le hasard et les motifs naturels formés par les matériaux. Son engagement physique et immédiat jouait un rôle central dans cette démarche:
Lorsque je verse de la peinture noire sur de grandes surfaces blanches ou scintillantes ; lorsque j’enduis de larges spatules et racloirs de peinture, les pressant et les déplaçant verticalement et horizontalement tout en écoutant le bruit de leur frottement ; lorsque mon corps et mes mains deviennent chauds et fatigués d’avoir créé ces formes ; lorsque l’odeur de la peinture dans ma petite chambre humide me donne la nausée… je trouve la paix.
Le noir domine presque toutes les peintures de cette période, créant un impact saisissant de majesté et d’autorité. « J’ai toujours trouvé que le noir possédait une grande intensité et une grande expressivité », observait un jour Sadr. Son choix peu conventionnel de matériaux semble refléter l’influence du mouvement italien de l’Arte Povera, tandis que les épais touches texturés de noir traduisent des états profonds de détresse et d’anxiété, en résonance avec les mouvements de l’Art Informel et du Tachisme en Europe.
J’ai toujours ressenti une sorte d’angoisse qui semblait imprégner tout. Ce sentiment est difficile à exprimer. Je le perçois comme une angoisse liée à notre époque, et qui semble laisser sa marque partout. Top of Form
Ces forces intérieures ont plongé l’artiste dans un état d’automatisme et de profonde connexion avec son art. C’est l’interaction entre ces impulsions intérieures et les principes de l’art moderne qui l’a amenée à rejeter l’art en tant que simple représentation. Elle cherchait plutôt à refléter une unité entre les réalités intérieures et extérieures, démontrant que les mêmes forces qui traversent la nature circulent également en elle. Ainsi, elle représentait le monde tel qu’elle le ressentait, et non tel qu’il apparaissait, insufflant à son art une authenticité et une puissance expressive uniques.
Cette approche confère à son œuvre une qualité nouvelle et libératrice. Le spectateur ne discerne pas de sujet spécifique dans l’œuvre ; il perçoit plutôt une ambiance, une émotion sans contenu défini. Cette expérience l’invite à réfléchir à sa propre existence en relation avec l’œuvre. Comme l’écrit Giulio Carlo Argan dans son catalogue : « C’est un arrêt soudain et terrifiant dans le flux de l’existence, nous plongeant dans un état qui n’est ni entièrement lié à la vie, ni entièrement à la mort. »
Sa fascination pour le rythme, le mouvement et l’abstraction l’a conduite vers sa période cinétique, débutant en 1969. Durant cette période, elle réalisa des œuvres intégrant des miroirs et des lames mobiles, parfois équipées de moteurs. Bien que ces créations fussent remarquablement avant-gardistes et en accord avec le mouvement de l’Art Cinétique en Europe, elles ne furent pas bien accueillies par son entourage. En conséquence, elle détruisit presque toutes ces œuvres en raison du manque d’espace. Une pièce de cette période fait désormais partie de la collection du Tate Modern.
Behjat Sadr continua à travailler et à enseigner en Iran pendant plus de vingt ans. Sa période productive et dynamique des années 1960 et 1970 fut brusquement interrompue par la Révolution de 1979. En 1980, elle se relocalisa à Paris avec sa fille unique. Malgré une bataille contre le cancer pendant plusieurs années, elle poursuivit sa création artistique.
À Paris, le travail de Behjat Sadr prit une nouvelle dimension. Elle commença à intégrer ses photographies de divers lieux et époques dans sa technique picturale iconique. Pour elle, cela représentait un retour à la réalité et un effort pour répondre aux innombrables pensées qui remplissaient son esprit, allant des souvenirs de sa terre natale aux injustices et calamités du monde, y compris celles de son propre pays.
L’angoisse et la terreur de cette époque peuvent-t-elles être représentées par une peinture sur toile ? Doit-on les exprimer par les mots ? Doit-on les photographier ? Il faut … il faut utiliser et prendre tout ce qui peut exprimer les sentiments de notre époque, les arracher des magazines, les coller… et trouver à nouveau d’autres outils. L’expression à travers la peinture est tellement vaste aujourd’hui.
Pierre Restany écrivit à propos de cette série d’œuvres : « La vision de Behjat Sadr est intemporelle. Elle concerne la mémoire secondaire d’une réalité devenue rêve. Qu’elle utilise ou non le collage photographique, la peinture de Behjat Sadr nous rappelle les transparences infinies de la mémoire – celle de l’enfance, des vacances, de la vie quotidienne et des émotions fortes. »
Behjat Sadr œuvra en parfaite harmonie avec les mouvements avant-gardistes de l’art mondial, évitant d’imposer des qualités féminines ou nationalistes à son travail. Elle émergea à une époque où la scène artistique iranienne était principalement masculine, et la carrière d’une femme n’était souvent pas prise au sérieux. Sadr fut la première femme en Iran à obtenir un doctorat en Arts et figura parmi les toutes premières artistes féminines à enseigner à l’Université de Téhéran. À l’échelle internationale, il convient également de souligner que la majorité des artistes européens de l’époque étaient des hommes. Bien que la détermination et la résilience de Behjat Sadr puissent donner l’impression que ses accomplissements étaient acquis et sans difficulté, il est crucial de reconnaître qu’elle a réalisé ces exploits dans un contexte marqué par des défis significatifs en matière de genre, de culture et de géographie.
L’esprit pionnier de Behjat Sadr, caractérisé par une approche innovante de l’abstraction et de l’art cinétique, a redéfini les limites de l’expression artistique en Iran et contribué au développement de l’art moderne à l’international. En commémorant le centenaire de sa naissance, son œuvre continue de témoigner de sa quête incessante d’authenticité et de sa capacité à transcender les limites conventionnelles de l’art. L’héritage de Sadr perdure à travers les émotions puissantes et les réflexions intemporelles inscrites dans ses créations, inspirant ainsi de nouvelles générations d’artistes et de passionnés d’art à travers le monde.