Défiant les frontières : Le parcours des artistes contemporaines iraniennes


Les artistes contemporaines iraniennes naviguent dans un paysage complexe façonné par un riche héritage culturel et un environnement socio-politique en constante évolution. Des poètes, calligraphes et peintres du XIXe siècle aux protagonistes modernistes féminines qui ont abordé l’ère moderne avec la même vigueur que leurs homologues masculins, elles ont fait preuve de créativité face aux défis multidimensionnels de leur époque, se forgeant des identités politiques, genrées et religieuses tout en puisant dans des histoires personnelles et nationales. La force durable des femmes iraniennes a continuellement influencé le tissu culturel, socio-politique et économique de l’Iran. Aujourd’hui, à la suite du mouvement « Femme, Vie, Liberté », elles revendiquent leurs droits avec plus de détermination que jamais, utilisant leur art pour remettre en question et transformer leur société.

Malekeh NayinyGoogoosh – Série “Past Residue”
Photo digitale, 70x47cm, 2009

Les racines du féminisme en Iran remontent au moins au milieu du XIXe siècle, illustrées par la poésie de Tahereh Qorrat al-Ayn (1814-1852), une poétesse cultivée qui bravant l’interdiction a ôté son voile islamique en public et a exigé l’émancipation des femmes. De même, des figures telles que Bibi Khanoom Astarabadi et Taj al-Saltaneh, issues de familles aristocratiques Qajars dans les années 1840, ont audacieusement plaidé pour les droits des femmes dans leurs écrits. Cette tradition de plaidoyer féministe, en phase avec les mouvements en Europe et aux États-Unis, a joué un rôle crucial dans la mise en mouvement des femmes, dans la sensibilisation aux questions les concernant dans la sphère publique et dans la défense de l’égalité des sexes dans les domaines social, culturel, politique et économique. Dès 1913, les femmes iraniennes avaient fondé neuf sociétés féminines et 63 écoles pour filles à Téhéran, accueillant près de 2 500 élèves.

Taj al-Saltaneh (1883-1936), fille de Nasser al-Din Shah Qajar, était une défenseuse de la Révolution constitutionnelle et membre de l’Association des femmes libres.

La période Pahlavi (1925-1979) a marqué une accélération significative des droits des femmes et du mouvement féministe en Iran. Les réformes de Reza Shah Pahlavi (1925-1941) ont lancé un programme rigoureux de modernisation et de laïcisation qui a directement impacté la visibilité des femmes et leur participation à la vie publique. Le gouvernement a mis l’accent sur l’éducation et a intégré les femmes dans la société, en particulier dans les secteurs de l’éducation, de la santé et de l’administration publique. Les droits des femmes ont continué à se développer sous la « Révolution blanche » de Mohammad Reza Shah Pahlavi, avec l’obtention du droit de vote et la possibilité pour les femmes d’être élues dès 1963. En parallèle, des organisations féminines parrainées par l’État ont été créées dans le cadre de ce que l’on a appelé le « féminisme d’État ». Malgré ce contrôle étatique, des mouvements féministes de base et des groupes de femmes indépendants ont également émergé, emprunts d’anti-impérialisme et plaidant pour des changements sociaux et politiques plus larges, militant pour les droits des travailleurs et la justice sociale.

Cette période a également vu l’émergence de nombreuses artistes, écrivaines, réalisatrices, musiciennes et interprètes féminines qui ont joué un rôle central dans le développement de l’art et de la culture modernes iranienne. La fondation de la Faculté des Beaux-Arts de l’Université de Téhéran en 1940 a offert de nouvelles opportunités aux femmes de recevoir une formation artistique. Des figures notables telles que Behjat Sadr (1924-2009), pionnière de l’abstraction et de l’utilisation innovante de techniques et de matériaux, et Monir Shahroudy Farmanfarmaian (1922-2019), reconnue internationalement pour ses œuvres mêlant mosaïques persanes traditionnelles et esthétique contemporaine, ont été au cœur de cette renaissance culturelle, inspirant de nombreuses créations. Dans cette lignée de modernisme, des figures marquantes ont émergé et ont marqué cette époque: Leyly Matine-Daftary (1937-2007) a développé son style iconique de couleurs vives et de compositions dynamiques, tandis que Farideh Lashai (1944-2013) a exploré divers médiums, notamment la peinture, la vidéo, l’installation et l’écriture, souvent inspirée par la nature.

Faculté des Beaux Arts de Téhéran

Un nombre croissant d’écrivaines et de poétesses a également émergé. Simine Daneshvar (1921-2012), par exemple, a écrit Savushun (1969), un roman marquant qui offrait une critique poignante de la société iranienne et des défis auxquels les femmes étaient confrontées. Forough Farrokhzad (1934-1967) s’est quant à elle éloignée des formes traditionnelles avec sa poésie avant-gardiste, abordant des thèmes comme l’amour, le désir, l’identité et la liberté. Son documentaire The House Is Black (1962) est considéré comme l’un des travaux les plus significatifs du cinéma iranien et une œuvre fondatrice de la Nouvelle Vague iranienne.

Forough Farokhzad, Poetesse, 1935-1967

La Révolution islamique de 1979 a annulé de nombreuses réformes de l’ère Pahlavi, notamment en ce qui concerne les droits des femmes et les libertés artistiques. Cependant, contrairement aux idées reçues, l’éducation, l’emploi et la participation politique des femmes ont augmenté, surtout après les années 1990, grâce aux efforts individuels et collectifs des femmes iraniennes pour résister à l’exclusion sociale et à la marginalisation. Dans les arts, le nombre d’artistes féminines a considérablement augmenté, beaucoup d’entre elles étant à la pointe des nouveaux mouvements artistiques, développant des stratégies innovantes pour critiquer leur environnement socio-politique.

Malgré ces avancées, des inégalités significatives persistent. Les femmes représentent plus de la moitié des diplômés universitaires et comptent parmi elles un grand nombre des artistes contemporaines les plus influentes, mais elles occupent rarement des postes de direction ou d’administration. De plus, les restrictions légales et sociales, comme les interdictions post-révolutionnaires de diverses activités artistiques (notamment la danse, le chant féminin et les restrictions sur la musique, le cinéma et d’autres formes d’expression), ont encore compliqué la situation des artistes femmes. Cependant, au lieu de freiner leur créativité, ces contraintes ont alimenté leur détermination et les ont unies dans un engagement commun à raconter visuellement les expériences des femmes iraniennes avec force et bravoure.

Ainsi, la Révolution islamique peut être considérée comme un catalyseur pour les pratiques de nombreux artistes dissidents iraniens contemporains. Par exemple, Shirin Neshat (née en 1957) a déclaré que l’essentiel de son travail a été défini par sa réaction à la Révolution, à tel point que sans ces problématiques, elle ne serait peut-être jamais devenue artiste.

Shirin Neshat, artiste, vidéaste, photographe iranienne

Cependant, ces problématiques sont entourées de diverses complexités. En Iran, les interdictions officielles ont conduit les artistes à pratiquer l’autocensure, à recourir à l’ambiguïté, au symbolisme ou à restreindre leur public. En occidental elles font face à des défis différents. L’Iran, nation complexe, est souvent mal représenté dans les médias occidentaux, qui tendent à homogénéiser le Moyen-Orient, en particulier les nations islamiques. La présentation et la réception de leurs œuvres ont été fortement influencées par la politique, les goûts exotiques du marché de l’art, ainsi que par des stéréotypes orientalistes étroits. Les femmes iraniennes sont fréquemment associées à une obsession du voile, et de nombreuses artistes iraniennes trouvent ces rôles stéréotypés limitants, et, en fin de compte, contraires à ce qu’elles cherchent à déconstruire.

Ce contexte place les artistes dans une position délicate, car elles s’efforcent d’être perçues comme des individus indépendants, réfléchis et créatifs, et non comme des êtres opprimés ou subordonnés. Dans le même temps, elles doivent faire face aux circonstances socio-politiques du pays et à leurs expériences liées au genre, qui sont au cœur de leur travail. Le défi est alors d’éviter de se conformer aux images stéréotypées de « victimes » ou de satisfaire un désir global pour « l’autre exotique ». Elles cherchent à intégrer des thèmes enracinés dans leur « identité » et leur « vécu » – qu’il soit local, historique ou collectif – sans les injecter de manière superficielle dans leur œuvre ni céder à une vision prédéterminée de ce qu’on attend d’elles en tant qu’artistes « iraniennes » et « contemporaines ».

Roya Akhavan, Twilight, Acrylique sur lin, 162x114cm, 2024

Néanmoins, les préoccupations des artistes iraniennes vont au-delà des enjeux locaux et nationaux. Elles cherchent activement à s’engager dans la scène artistique internationale et à aborder des questions mondiales telles que la corporéité, la justice sociale, les problèmes environnementaux, les échanges interculturels, les récits personnels et l’autobiographie. Ces artistes utilisent divers médias notamment la peinture, la sculpture, la performance, la vidéo, l’installation et l’art numérique, pour explorer ces thèmes et démarches esthétiques variés.

Nastaran Safaei, Constant self birth, Bronze,
37x26x24cm, 2021
Vishka Asayesh, Untitled, Bronze,
33x33x18, 2024
Saeideh Mirshekar, Série Flower, Huile sur bois,
60x80cm, 2024

Ce dont les artistes iraniennes ont véritablement besoin, c’est d’une réception morale, éthique et honnête de leur travail par le public mondial afin d’amplifier leur voix. Ce n’est que par un tel engagement sincère que leurs histoires, leurs luttes et leurs contributions pourront être véritablement comprises et appréciées, au-delà des stéréotypes et des récits simplistes, dans un contexte mondial qui échoue souvent à saisir la profondeur et la complexité de leurs expériences.

Auteur

Helia Darabi

Helia Darabi est une historienne de l'art iranienne spécialisée en art contemporain, actuellement basée en France. Depuis les années 2000, elle écrit sur les œuvres d'artistes contemporains et a été commissaire de nombreuses expositions, organisatrice de conférences et d'événements, ainsi que conseillère auprès de diverses institutions. Elle a également été professeure adjointe à l'Université d'art de Téhéran de 2006 à 2020. Helia Darabi a collaboré avec plusieurs musées et fondations d'art de renom en Iran, notamment le Musée d'Art Contemporain de Téhéran (TMoCA), le Centre de Recherche de l'Académie d'Art d'Iran et l'Université d'art de Téhéran.

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